Artisan·ne semencièr·e : Un métier paysan à conquérir ensemble.

Actualité - 01/10/2024

Contribution aux Rencontres Internationales des Semences Paysannesdu 1er au 5 octobre 2024, Antibes.
sortir la semence du régime de la propriété est une affaire de rapport de force. Cela commence par rendre visible ce que l’agro-industrie a invisibilisé : le travail d’artisan semencier pour conserver, améliorer et créer des semences populations en plein champ, adaptées aux enjeux et défis alimentaires de demain.

Artisan·ne semencièr·e :

Un métier paysan à conquérir ensemble.



L’érosion de la biodiversité cultivée et le changement climatique justifient-ils à eux seuls la promotion de semences variétés populations ? Oui.

Celles et ceux qui s’y engagent peinent à gagner leur vie : l’enjeu de la cause justifie-t-il pour autant leur sacrifice ? Non.

Faute de reconnaissance, notamment par les acteurs de la filière bio, la plupart des cultivateurs des semences populations sont confrontés à ce dilemme où l’urgence et la passion restreignent trop souvent leur engagement à une vocation, un sacerdoce, et non un métier rémunérateur.

 

La « mise en scène » de la cause écolo comme réponse à l’éco-anxiété en tant que sentiment d’impuissance diffus, semble nettement plus profitable que la cause en elle-même, nettement moins pour celles et ceux qui font "pour de vrai". S’accommoder de cet état de fait, c’est se résigner à l’ invisibilisation du métier d’artisan semencier.

Faute d’organisation, quand la plupart des établissements semenciers ou maisons semencières (même quand elles sont fondées par des artisans semenciers) ajustent le prix d’achat d’un lot de semences au prix du marché, alors ipso facto, la variable d’ajustement est, comme trop souvent, le maillon le plus faible et le plus exposé, celui qui est en amont de la filière : l’artisan.ne semencièr.e.

Comme d’habitude, dans le marché, entre le capital et le travail, c’est toujours le travail la variable d’ajustement. Combien d’années de précarité faut-il pour constituer un capital primaire? Le temps de cette montée en charge est-il cohérent face aux urgences liées à l’effondrement de la biodiversité cultivée et aux enjeux alimentaires? Il ne s’agit plus seulement de résister à un modèle économique fondé sur la privatisation du vivant et son artificialisation par les NTG, mais bien également de fixer un horizon : celui des communs.

Rendre visible le métier d’artisan-semencier devient alors un préalable incontournable si l’on souhaite à terme remettre en cause le régime de propriété appliquée à la semence et la rendre libre de droit. En effet, si le travail de sélection variétale retourne dans les champs, et que l’on rejette concomitamment l’idée que le coût de ce travail ne soit pas amorti par un titre de propriété, c’est bien la valorisation du travail qui doit être visée.

Car la valorisation par un titre de propriété pour amortir le travail non rétribué, aussi pertinente soit-elle, sert in fine la financiarisation de l’économie. Ce qui se joue par la privatisation de la semence, est déjà depuis longtemps, à l’œuvre sur le foncier. Combien de milliers de fermes ont disparu parce que le niveau de pension d’une retraite était dérisoire, que des paysans n’avaient pas d’autre choix que d’espérer un changement d’affectation de l’usage des sols pour tirer une plus-value sur la vente de la terre et des bâtiments? Combien de jeunes agriculteurs·trices butent sur l’installation parce que les mécanismes de régulation foncière ne fonctionnent plus, qu’elles ou ils se confrontent à une demande foncière de changement de vie issue de l'exode urbain après la crise sanitaire, où l’activité agricole devient une activité résiduelle, où l’ambition de produire l’alimentation d’autrui, laisse la place à une reconversion de style de vie, permise par le télétravail et la rapidité des moyens de transport?

Défendre la semence comme un bien commun libre de droit, cela induit forcément la mise en place d'une culture syndicale pour faire respecter un travail, négocier les prix, et non pas se les faire imposer par le marché. Cela induit également la création de rapports de forces pour que ce travail de sélection dans les champs par l’artisan·ne semencièr·e soit rétribué par la finance publique au regard de sa contribution à la production de bien commun.

L’organisation et la construction de ces rapports de force sont-elles suffisantes ?

Non, s’ils se restreignent à des revendications corporatistes. Le corporatisme agricole est l’agent principal de la destruction de la paysannerie en France, qui s’est accompagné du dévoiement du coopérativisme. Danger qu’avait déjà bien perçu Bernard Lambert en 1973 au Larzac1. Il s'agit bien d’un projet de société qui part du monde du travail, qui s’adresse à l’ensemble du monde du travail, pour remettre en cause une approche taylorienne2 entre ceux qui pensent le travail et ceux qui l’exécutent. Un projet de société d’émancipation par le travail, qui remet en question l’ensemble des « bullshit jobs » (David Graeber), et les « professionnels de la profession » qui vont avec.

Cela induit de sortir d’une culture de la prescription qui marque toujours autant l’agriculture, de la remplacer par une culture de la coopération dans les territoires entre précisément les artisan.nes semencièr.es, les acteurs de la filière bio et ceux de la recherche en biologie. Une culture de la coopération et non de la collaboration, où ce n’est pas seulement le calcul économique qui prévaut, mais aussi l’intelligence, sensible et raisonnée, de nos interactions avec le monde vivant végétal et animal.

Il s'agit aujourd’hui de promouvoir une culture syndicale où la production artisanale de semences soit bien plus qu’une activité résiduelle, un marché de niche pour une élite gastronomique, soucieuse de son bien être. Dans la relation qu’elle entretient aux autres espèces vivantes en plein champ, la production artisanale de semences s’adresse à l’ensemble du monde du travail dans l'évolution des modes de production et d’organisation du travail qui relie la pensée et l’action, la main, le corps et la tête. C’est bien un rapport à l’humanité et aux vivants qui est en jeu, et non pensé comme une activité refuge, rédemptrice, mais bien un moyen de se confronter et de comprendre la relation que l’on entretient avec le capitalisme et ses nouvelles formes aujourd’hui (capitalisme de surveillance et d’addiction) ou les rentes du techno-féodalisme (cf Yánis Varoufákis), et les idéologies réactionnaires qui les accompagnent.

L’engagement d’un·e artisan·ne semencièr·e est donc à la fois professionnel et politique : c’est donc un engagement collectif. Politique parce qu’il part du travail, de son approfondissement pour aiguiser son sens de l’observation dans sa manière à co-évoluer avec les vivants. Parce qu'il part de la revendication collective à faire respecter la « belle ouvrage » qu’il réalise pour conserver, améliorer et créer une variété. Politique parce qu’il remet en cause le régime de propriété des brevets sur les semences et les nouvelles technologies génomiques et le forçage génétique qui l’accompagne. Politique parce qu’il remet en cause le terme même « d’obtenteur » et de « paysan·ne·s multiplicateur·trice·s ». Politique, car il s’inscrit dans un mouvement plus vaste de post-croissance pour sortir de l’extractivisme et du productivisme.

Le 30 septembre 2024

 

Graines de Liberté – Hadoù ar Frankiz , Les Jardins des Thorains

 

1Syndicaliste, fondateur du mouvement des « Paysans travailleurs » ; déclara en 1973 au Larzac : « Nous sommes venus assister à un mariage. Celui des Lip et du Larzac, celui des ouvriers et des paysans. Jamais plus les paysans ne seront des Versaillais, jamais plus ils ne s’opposeront à ceux qui veulent changer la société."

 

2Taylorisme (de Frederick Winslow Taylor) désigne la forme d'organisation "scientifique" du travail par une séparation radicale entre ceux qui conçoivent et ceux qui produisent : l’ouvrier n’est pas là pour penser, mais pour exécuter des gestes calculés et répétitifs pour lui. Il est dépossédé de son expertise et du sens de son travail, du belle ouvrage. Il s'agit d'augmenter l’efficacité et la productivité des travailleurs en individualisant les tâches et en standardisant les méthodes de travail.